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L'émeraude du Nil
11 janvier 2010

La réponse de la momie

Num_riser0003Mon enfant, dit en mourant le roi d'Egypte, Ramsès, à Ménephta, son fils aîné, mon enfant, n'imite point mon exemple ! Sans nul profit pour mon peuple, j'ai durant ma longue vie, subjugué bien des royaumes et plongé dans le deuil maintes nations étrangères. Les conquérants sont de grands fous !... Toi, règne par la douceur, et suis les avis du vertueux Hykos, ton gouverneur !
Ménephta, fondant en larmes, jura par Osiris de se conformer à la volonté de son père ; puis on l'entraîna loin du moribond, qui rendit le dernier soupir entre les bras d'Hykos, non sans avoir eu le temps de glisse à l'oreille de cet homme sage une recommandation que personne n'entendit, un secret d'importance exprimé en phrases entrecoupées où revenaient souvent les mots de guerre, de momie et de papyrus.
Pendant la première année de son règne, le nouveau roi, fidèle à son serment, ne sortit point de Memphis, sa capitale. Siéger au tribunal, élever des monuments utiles, développer le commerce et les beaux-arts, tel était son unique souci, et le menu peuple le bénissait, et les musiciens le chantaient, et les sculpteurs taillaient son image dans la pierre, et le vieux gouverneur, rempli de joie, se glorifiait d'avoir formé pareil élève.
Mais les généraux n'étaient pas contents. Ils avaient, sous le prince défunt, amassé des biens immenses, qu'ils souhaitaient d'augmenter encore. Fort ennuyés de l'inaction à laquelle ils se trouvaient réduits, ils allèrent, un beau matin, supplier Ménephta de prendre enfin les armes :
"O Roi, s'écrièrent-ils, nous t'en supplions au nom de tous les dieux, remets nos armées en campagne. Rien qu'à contempler ton visage, on devine que le ciel te destine l'empire du monde. Conduis-nous contre les Hébreux, contre les Philistins, contre les Tyriens, où tu voudras. Chacun de tes pas sera marqué par une victoire, et les hommes t'appelleront jusqu'à la génération la plus reculée Ménephta le Conquérant !"Num_riser0001
Ces paroles insidieuses flattèrent le jeune homme.
"Hykos, mon cher maître, il faut les contenter, dit-il. Va, fidèle amie, et que l'on rassemble mes troupes. La terre habitée sera nôtre en moins d'un an ; puis nous reviendrons ici rendre paisiblement la justice, bâtir des temples et nous réjouir.
- O Roi, répliqua le gouverneur (il cherchait le moyen du gagner du temps), on ne peut pas commencer la guerre sans avoir consulté les oracles. Demande tout d'abord aux prêtres ce que les animaux sacrés augurent de ton dessein."
La réponse des prêtres fut favorable. Les crocodiles avaient, assuraient-ils, sauté d'aise dans leur bassin dès que l'on avait prononcé le mot de bataille. Un ibis avait avalé quatorze grenouilles à la file, ce qui prouvait clairement que Ménephta ne ferait qu'une bouchée de ses adversaires. Enfin les chats, questionnés les derniers, avaient poussé un miaou fort éloquent. Impossible de s'y méprendre : ce miaou signifiait : "En rout ! Le succès nous attend !"
"Tu vois bien, Hykos, dit le fils de Ramsès, que les dieux sont pour nous. Cours de toute la force de tes jambes. Va convoquer mon armée.
- Observe, ô Roi bien-aimé, observe pourtant, répondit le gouverneur, que les prêtres, commes les généraux, ont peut-être voulu te flatter. Les ibis mangent des grenouilles à tous leurs repas ; les crocodiles sautent dans l'eau naturellement ; quant aux chats, je me charge, moi, pauvre créature indigne, de leur faire pousser, en leur tirant la queue, des miaou très expressifs. Laissons donc là ces animaux sacrés, et que Ta Majesté daigne mandér ici l'un de ces sages de Chaldée qui lisent à livre ouvert dans le mystérieux avenir !
- J'y consens", répartit Ménephta.
Voici que se présent devant le roi un devin tellement chargé d'années que lui-même en ignore le nombre. Il avait déjà, prétend-il, trois siècles ou quatre à l'époque où vint au monde le grand-père du trisaïeul de Ramsès. Sans doute, il exagère un peu, mais sa personne horriblement décrépite fait que l'on ajoute foi à ce qu'il avance. Il n'a plus un cheveu ; son menton se rejoint avec le bout de son nez très pointu, très fin, très sec, et ses yeux enfoncés sous un front proéminent semblent avoir perdu tout éclat. Pourtant une flamme y brille lorsqu'on apporte devant lui un vaste plat couvert de pièces d'or :
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"O le plus docte des mortels, cette somme sera tienne... Dis-moi seulement, interrogea le jeune roi, si la victoire va me couronner dans la guerre que je médite."
Le devin saisit un crible qu'il agita après l'avoir rempli de farine. Elle tomba sur les dalles, dessinant des lignes irrégulières, que le vieillard contempla longuement, absorbé, silencieux. Enfin, comme transporté d'un prophétique délire, il poussa des exclamations bizarres :
"Thot, Noum, Imouthès, Râ, Chons, Ma, Sakkara !...
- Eh bien ? demanda le prince anxieux.
- As-tu vu, Roi magnanime, as-tu vu voler la farine ?
- Oui certes.
- Sache que tes ennemis voleront plus légers encore... La peur ajoutera des ailes à leurs talons. Pauvres gens ! ils se diperseront comme la bourre sur le van."
Ayant ainsi parlé, le malin sorcier disparut non sans emporter l'or et même le plat.
"Te voilà convaincu, dit Ménephta à son conseiller, et je pense que cette fois...
- Heu, murmura celui-ci ; le Chaldéen me semble un imposteur... Un crible ne parle pas, Seigneur ; on le fait parler, et moi-même, tout sot que je suis, je me crois capable de répandre à terre de la farine, de la regardre d'un air entendu et de hurler comme un sourd : "Thot, Noum, Râ, Sakkara ! "Ton armée, prince sans égal, sera détruite : elle se dissipera dans la plaine ainsi que cette poussière blanche..." Non ! non ! l'épreuve ne vaut rien. Adressons-nous aux astrologues.
- Soit ! répondit le fils de Ramsès ; mais si les astres nous invitent à la guerre comme les chats, les crocodiles et le crible, plus de délai ! Nous quitterons Memphis le mois prochain."
Ceux qui prétendent arracher aux étoiles les secrets de l'avenir déclarèrent, la nuit suivante, que le triomphe de Ménephta ne faisait point de doute, et qu'il était écrit là-haut, sur le zodiaque, en mots resplendissants composés d'autant de lettres que la voûte céleste a de constellations.
En conséquence, un peuple de guerriers se réunit à la capitale. Les places et les rues offraient l'aspect d'un camp. On entendait, soir et matin, le bruit des trompettes et des cornes. Les chevaux hénissaient dans les jardins, et les bourgeois consternés et pâlissants, assistaient, accroupis sous leur porte, au défilé des chars hérissés de faux. Cavaliers et fantassins, brusquement tirés de leur repos, marchaient le front bas, sans enthousiasme. "Nous ne reviendrons jamais, songeaient-ils, puisque notre glorieux monarque ne veut s'arrêter qu'après avoir soumis l'univers entier..."
La veille du jour marqué pour le départ, alors que, dans chaque maison de l'Egypte, les mères et les soeurs s'arrachaient les cheveux et se tordaient les bras, Hykos résolut enfin de se servir du secret à lui confié par Ramsès, et, se prosternant devant son élève, il s'écria :
"Si tu crois, Prince chéri, devoir quelque gratitude, à ton vieux maître pour les soins que sa tendresse t'a prodigués, accorde-lui, je t'en conjure, une suprême faveur ! Les vivants, je l'avoue, ont émis, pour t'engager dans la voie des conquêtes, un avis différent du mien : mais tu n'as pas consulté les morts.
- Les morts, objecta le jeune homme, sont muets et sourds.
- Pas plus sourds, Seigneur, et pas plus muets que les cribles et les étoiles. Viens avec moi, viens demander à ton père s'il a changé d'opinion, et s'il te conseille à présent de marcher contre tes voisins.
- Certes, fit Ménephta, ma patience n'a point d'égale, et je me montre pour toi, vieillard, bien complaisant et débonnaire. Toutefois je me rends à ta fantaisie afin de te prouver que Ramsès n'élèvera point la voix pour blâmer mon projet. Tu verras que, revenu de ses préventions, il l'approuvera par son silence."
On descendit en un temple souterrain. Là, dans le fond d'une chapelle en granit rose, formée d'un seul bloc immense, le corps du prince défunt reposait dans une triple boîte d'or dressée contre la paroi. Des flambeaux de bois odorant répandaient à la fois sur le sépulcre et leur lumière et leur parfum... On ouvrit les trois couvercles massifs, et la momie vêtue d'habits splendides fut alors visible pour Ménephta qui, voilant ses yeux noyés de larmes, n'osait contempler les restes de Ramsès.
"Conviens, Hykos, que j'avais raison, murmura-t-il. Il garde le silence, lui aussi..."
Mais le jeune homme n'acheva point. Il s'était enhardi à regarder la momie, et voilà qu'il s'apercevait frémissant qu'il tenait en ses mains rigides un papyrus déployé (placé là, en secret, d'après les ordres d'Hykos) sur lequel - ô miracle ! - était tracée l'inscription suivante :

"O mon fils ! Les vivants cachent la vérité
Aux rois par flatterie ou par cupidité ;
Mais des lèvres des morts tu la pourras connaître :
Rends heureux le pays où le ciel te fit naître.
N'en sors jamais ! Pourquoi verser des flots de sang,
Puisque si tu conquiers un empire puissant,
Tu n'en viendras pas moins où tu me vis descendre,
Et tu seras ce que moi je suis : un peu de cendre ?"

Num_riser0002... L'héritier de Ramsès demeura longtemps dans la chapelle en granit ; puis, après avoir rêvé jusqu'au soir, assis devant la boîte d'or, il repris le chemin de son palais. Au moment d'y rentrer :
"Hykos, dit-il, Hykos, ô le plus sage des hommes ! fais proclamer dans Memphis que je licencie mon armée. Chacun, telle est ma volonté, reviendra chez soi pour labourer son champ et veiller à son ménage."
Voilà ce qui se passa sous le règne de Ménephta, surnommé le Pacifique.

H. et C. GUY - Octobre 1895

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